01 Mai

Fidéicommis « de fibres et d’encre »

Le texte de Marguerite Yourcenar (ci-dessous), extrait des Mémoires d’Hadrien, nous renvoie aux nombreux ouvrages de Lettres classiques découverts dans les greniers de l’Institution. Hésiode, Homère, Platon, Pindare, Ovide, Suétone, Plutarque…

À travers la voix de M. Yourcenar, l’empereur Hadrien nous fait partager son amour des Arts et de la Philosophie ainsi que son désir de maintenir la paix et d’unifier son empire plutôt que de poursuivre la politique de conquêtes de son prédécesseur Trajan.

L’Esprit, enraciné dans des sources historiques, reste globalement intemporel, sans doute parce que les pierres angulaires sont authentiques…

« Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques. » écrivait la femme de Lettres.

C’est ce que nous voyons dans ce précieux legs « de fibres et d’encre » !

Geneviève GOUJON

*

« Athènes restait l’étape préférée ; je m’émerveillais que sa beauté dépendît si peu des souvenirs, les miens propres ou ceux de l’histoire ; cette ville semblait nouvelle chaque matin. Je m’installai cette fois chez Arrien. Initié comme moi à Eleusis, il avait de ce fait été adopté par une des grandes familles sacerdotales du territoire Attique, celle des Kérykès, comme je l’avais été moi-même par celle des Eumolpides. Il s’y était marié ; il avait pour femme une jeune athénienne fine et fière. Tous deux m’entouraient discrètement de leurs soins.

Leur maison était située à quelques pas de la nouvelle bibliothèque dont je venais de doter Athènes, et où rien ne manquait de ce qui peut seconder la méditation ou le repos qui précède celle-ci, des sièges commodes, un chauffage adéquat pendant les hivers souvent aigres, des escaliers faciles pour accéder aux galeries où l’on garde les livres, l’albâtre et l’or d’un luxe amorti et calme. Une attention particulière avait été donnée au choix et à l’emplacement des lampes. Je sentais de plus en plus le besoin de rassembler et de conserver les volumes anciens, de charger des scribes consciencieux d’en tirer des copies nouvelles. Cette belle tâche ne me semblait pas moins urgente que l’aide aux vétérans ou les subsides aux familles prolifiques et pauvres; je me disais quil suffirait de quelques guerres, de la misère qui suit celles-ci, d’une période de grossièreté ou de sauvagerie sous quelques mauvais princes, pour que périssent à jamais les pensées venues jusqu’à nous à l’aide de ces frêles objets de fibres et d’encre.

Chaque homme assez fortuné pour bénéficier plus ou moins de ce legs de culture me paraissait chargé d’un fidéicommis à l’égard du genre humain. »

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien (1951)